Quand on a 15 ans, on est facilement impressionnable et moutonnier. On fait comme tout le monde pour ne pas se sentir paumé, la force de la tribu et tout le toutim.Et face à l’inconnu, on cherche à se rassurer avec des normes vaguement tacites pour lesquelles on n’a pas pris deux minutes pour réfléchir. On rentre dans le moule pour ne pas être expulsé du groupe douillet et confortable. L’effet de bande.
Au collège, il y a la star intouchable et pourtant déjà souillée de source sûre. Sa réputation est faite et circule de la cour du haut à la cour du bas : c’est une salope. Une facile. Une pas farouche. En plus, elle se fait doigter dans les cagoinces ou derrière les châtaigniers. A cet âge là, les échanges de fluides corporels, c’est crade et avilissant, ça pue le souffre et ça pue tout court.
Louise est une jolie blondinette très bien faite, la peau et le regard clairs, avec un joli sourire encadré par un carré bien coupé et un collier de chat ras du cou au bout duquel pend un cœur doré. Côté fringues, c’est coloré. On retrouve souvent le tiercé gagnant de la provoc’ : court, moulant, transparent. Disons qu’elle n’est pas en uniforme classique, baskets, jean, gros pull qui cache en haut et en bas. Côté peintures de guerre, c’est affirmé sans être chargé : rouge aux lèvres et parfois aux ongles, pas trop de plâtre sur la frimousse.
Salope ? C’est pourtant pas son comportement. Louise est une timide, une rêveuse, une lectrice fiévreuse, pas une fêtarde m’as-tu-vue. Bonne élève, volontaire sans être la fayotte de service. Du genre qui pose des questions un chouille plus profondes que la moyenne et qui a parfois des avis surprenants. Mais quand la bande des joyeux déconneurs de 3ème B jacte un peu et joue à son passe-temps favori, à savoir faire une revue des meufs excitantes, des jumelles immettables à Cindy la tête d’aspirateur (ouais, on fait dans la finesse avec force ricanements sans savoir de quoi t’est-ce qu’on cause), ce qui revient toujours pour Louise, c’est « la saloooope !« .
A chaque fois, je reçois une pique glacée dans le cœur quand j’entends ça mais je hurle avec les loups parce que les couilles ne m’ont pas encore assez poussé pour que je m’affirme. Dans la meute, je ne suis pas un alpha. Je suis un suiveur et n’ai pas un charisme de meneur, ni sur le plan physique, ni sur le plan du caractère. Plutôt le clown, qui accepte un peu le ridicule du moment que ça épate la galerie. Le rire comme arme de dissuasion.
En fait, Louise me plaît mais je ne sais sans doute alors pas le formuler. Il y a un truc fascinant chez cette personne (car c’est avant tout une personne, les gars !), plus indépendante, qui sait le poids des regards dans son dos et sur son joli cul rebondi, qui chopper au vol des bouts de conversation qui la concernent. Et elle, digne, belle, avance dans la vie en sauvant les apparences autant que possible malgré les rumeurs et les tombereaux de saloperies. Elle est devenue femme trop tôt pour nous, qui ne sommes encore que des garçonnets.
Les filles sont encore pires avec elle. J’ai pas les détails mais ça doit balancer sévère aussi.
Un truc me chagrine. Profondément. Ça m’emmerde de la tacher sans savoir. De la salir sans lui parler. Et puis, franchement, elle est bien gaulée. Tout le monde aurait envie de faire des trucs cochons avec elle. Voilà. On est juste des jaloux et des frustrés. On bave sur elle, aux deux sens de l’expression. Mais elle a juste l’air de bien vivre, elle ne fait ni vulgaire ni trainée. On croit qu’elle allume alors qu’elle joue de ses charmes sans dépasser certains stades. On est encore en pleine transformation mentale et physique, elle est déjà plus affirmée et posée. C’est le décalage, qui tue.
Et puis vient la fin d’année, on va quitter le collège pour partir au lycée. Le brevet, finger in the nose, on est nombreux à l’avoir eu avant même de passer les épreuves. Frédérique, dont la mère est aussi notre prof d’histégé, organise une méga teuf dans sa jolie maison de Joinville, dans une île. Elle a invité tout le monde, bien sûr. Ça va être blindé de moustiques et de décibels, il y aura même de l’alcool. Pas des hectolitres non plus, mais on va quand même fêter dignement la fin du collège, et aussi de la bande parce qu’on va se séparer pour la suite.
Louise est la demi-sœur d’une camarade, alors elle est invitée bien entendu. Elle est pas très à l’aise parce qu’on lui a peu parlé durant toutes ces années. Pourtant, avec sa jupe jaune et noire, son petit bustier, ses souliers à talons et ses bracelets qui tintinnabulent, elle est l’attraction de tous les yeux et le moteur qui nourrit nos usines à phéromones encore en plein cours de réglage.
Elle danse, bien au milieu, les yeux parfois mi-clos, sourire aux lèvres. Elle a bu deux bières. A un moment elle a piqué une clope à quelqu’un pour fumer dans le jardin. Indépendante, là et pas là à la fois. La nuit tombe doucement. Vient le moment des slows, quelques couples de danseurs se forment dans le salon sur les premières notes de Still loving you. Je n’aime pas ça, danser en rond, je trouve que ça nique la jambe qui reste en appui, et puis je suis très nul pour la drague. Direction le « bar » pour prendre un coca. Louise est là, sur mon chemin, me regarde en souriant. Je suis pétrifié.
Elle se colle directement contre moi et passe une main sur ma nuque, l’autre entre mes omoplates.
– Tu danses ?
– Euh, ben maintenant oui.
Je sens la chaleur de sa poitrine menue et de ses jambes.
– T’es mignon, tu sais. Et puis tu me fais pas la gueule.
– Euh, merci. On a un peu peur, tu sais. Et puis t’es très jolie.
– Peur de quoi ?
– Beeeeeen…
Elle pose un baiser sur mes lèvres fermées. Me regarde, sourit, se rapproche à nouveau en fermant les yeux. Bon, quand faut y’aller, faut y’aller… C’est chaud, humide, excitant, doux. Elle s’écarte en riant.
– Attends, tu me serres trop, là, j’étouffe !
On continue à jouer les serpents mimant la toupie sur les guitare allemandes pleureuses. C’est romantique, j’ai très chaud, surtout aux joues, et je viens de m’apercevoir qu’on nous mate comme jamais. Mais tout à ce que je fais, je m’en fous. A peine les dernières notes finies, je prends deux cocas et emmène Louise dans le jardin. On discute un peu, elle suit finalement sa mère qui déménage cet été et quitte le quartier. Elle veut passer un bac L et devenir prof de français. Moi, je ne sais pas ce que je veux faire, mais ce soir je suis bien. Étonnamment conscient de ce qui m’entoure. Davantage que d’habitude, même. Comme si un voile terne s’était levé.
En fait Louise est sympa, directe, rieuse, loin de la créature renfermée qu’on voit en public. Je l’ai embrassée à nouveau et plus tard j’ai moi aussi pu glisser ma main entre ses cuisses. En fait, elle m’a surtout guidé. Elle avait envie. C’est… bizarre au toucher, mou, poilu, chaud et humide, mais ça a l’air de lui procurer du plaisir. J’ai pas demandé plus. De toute façon j’aurai été incapable de mettre des mots. Ou même de savoir ce que je voulais. J’ai laissé tomber les autres et fini la soirée avec elle sur la balançoire de jardin. Je lui ai piqué ma première latte.
Le lendemain, on prenait assez tôt la route des vacances avec mes parents. J’avais sur les doigts une odeur tenace et agréable. Cette émotion m’est restée, d’ailleurs. Dans le silence de la voiture, j’étais songeur. Débarrassé du regard des autres, j’avais passé un super moment, un moment émouvant, mémorable. Celle qu’on appelait salope était juste trop indépendante pour nous, affranchie, libre, bien dans son corps et dans sa tête apparemment.
Même avec le temps, il y a encore des gens qui trouvent le moyen de tailler des réputations pourries à celles qui sont trop directes, qui s’assument, qui expérimentent, qui rient trop fort, qui veulent trop précisément, qui fêtent sans complexe, qui acceptent de tester et de faire des erreurs, qui ont un corps et ne veulent pas le mettre sous cloche au prétexte que ça en gêne certains. Même avec le temps, ça continue à faire peur à de nombreux mecs, les caractères bien trempés et parfois un peu excessifs. Mais je crois que je les aime bien, ces salopes-là.
Ce billet m’a rappelé cet épisode.